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Un élargissement contesté de l’expérimentation de la Cour criminelle

Pénal - Vie judiciaire, Droit pénal général, Informations professionnelles
04/06/2020
Le 3 juin dernier, l’Assemblée nationale a voté le texte de compromis adopté en commission mixte paritaire sur le projet de loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquences de l’épidémie de Covid-19. Un texte qui prévoit d’étendre l’expérimentation des cours criminelles. 10, 30 puis 18 : son périmètre a beaucoup évolué au cours des débats. Retour sur ce que prévoit finalement le projet de loi.
Pour rappel, l’article 63 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 (L. n° 2019-222, 23 mars 2020, JO 24 mars) prévoit à titre expérimental, dans 10 départements et pour une durée de trois ans, que les crimes punis de quinze ou vingt ans de réclusion doivent être jugés en premier ressort par une cour criminelle composée de cinq magistrats mais sans juré. Actuellement, l’expérimentation est en cours dans neuf départements (v. La cour criminelle départementale fait ses premiers pas, Actualités du droit, 5 sept. 2019 et v. Cour criminelle : l’expérimentation étendue, Actualités du droit, 4 mars 2020).
 
Mais pour faire face à la crise sanitaire que connaît la France depuis le 16 mars dernier, le projet de loi relatif à diverses dispositions liées à la crise sanitaire, à d’autres mesures urgentes ainsi qu’au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (v. Déconfinement et justice : ce que prévoit le projet de loi « fourre-tout », Actualités du droit, 20 mai 2020), propose d’augmenter le nombre de départements dans lesquels est conduite l’expérimentation de la cour criminelle.
 
Les enjeux sont les suivants :
- le report de nombreux procès criminels ;
- le nombre de dossiers dont les accusés doivent être audiencés dans un délai est élevé ;
- la difficulté liée à la constitution des jurys d’assises ;
- l’expiration des délais d’audiencement malgré leur augmentation de six mois (Ord. n° 2020-303, 25 mars 2020, JO 26 mars) ;
- l’absence de réponse des jurés aux convocations ;
- la mise en œuvre de la procédure d’élaboration de la liste annuelle des jurés devant siéger pour l’année 2021 n’a pas pu avoir lieu.
 
Pour y faire face ce texte contient une habilitation du Gouvernement à adapter la procédure de jugement des crimes (Assemblée nationale, 2019-2022, n° 2907). « Compte tenu de la forte perturbation du fonctionnement des cours d’assises du fait de la crise sanitaire qui, empêchant la réunion des cours d’assises, a conduit au renvoi de nombreux dossiers, ce qui obérera grandement la capacité des cours d’assises à juger dans les prochains mois les dossiers en instance », il propose :
- l’augmentation du nombre de jurés tirés au sort jusqu’à la fin de l’année 2020 ;
- l’aménagement du calendrier ;
- l’aménagement du caractère public des opérations d’établissement des listes préparatoires et des listes annuelles des jurés pour l’année 2021 permettant aux premiers présidents des cours d’appel ou au président de la chambre criminelle de la Cour de cassation ou aux conseillers par eux désignés de modifier la désignation des cours d’assises devant statuer en appel ;
- l’augmentation du nombre de départements pouvant faire l’objet de l’expérimentation relative à la cour criminelle.
 
 
Augmentation du nombre de cours criminelles : bonne ou mauvaise solution ?
L’étude impact du 6 mai 2020 relève la nécessité de légiférer sur ces différents points et précise que cela permettrait de faciliter le jugement des crimes dans les délais exigés. Elle souligne notamment que l’expérimentation permet :
- de juger les crimes dans des délais plus rapide : délais d’audiencement abrégés et temps d’audience plus court ;
- de respecter le contradictoire, les droits de la défense et la qualité des audiences ;
- un coût de fonctionnement moindre.
 
Finalement l’extension permettrait de limiter « le nombre de dossiers devant être jugés en premier ressort par des cours d’assises en permettant que certains d’entre eux soient jugés par la cour criminelle ».
 
Le Conseil d’État n’a, de son côté, pas émis de réserves sur ces dispositions.
 
Pour autant, lors des discussions au Parlement, l’extension de l’expérimentation des cours criminelles fait débat.
 
 
De vifs débats à l’Assemblée nationale
À l’Assemblée nationale, Nicole Belloubet a indiqué que « ces cours criminelles fonctionnent actuellement dans neuf départements, et nous souhaitons étendre cette expérimentation à trente départements au maximum ». Selon la garde des Sceaux, cela permettrait de juger en tant que crimes des infractions qui pourraient être considérées comme des délits ou passeraient devant une cour d’assises « ce qui prendrait évidemment beaucoup plus de temps ».
 
Mais face au nombre important d’habilitations dans le projet de loi initial, le Gouvernement a finalement déposé un amendement (Assemblée nationale, 2019-2020, n° 2915, amendement n° 443) pour inscrire directement dans le projet de loi les mesures pour lesquelles le Gouvernement demandait une habilitation. Le texte disposait donc qu’« au premier alinéa du III de l’article 63 de la loi n° 2019‑222 du 23 mars 2019 de programmation 2018‑2022 et de réforme pour la justice, le mot : « dix » est remplacé par le mot : « trente » ».
 
De nombreux députés ont exprimés leur désaccord. À l’instar de George Pau-Langevin qui a déclaré au cours des débats que « quand on n’a pas les conclusions d’une expérimentation, on ne propose pas de l’étendre à trente départements, c’est-à-dire quasiment au tiers du pays ! Cela fait beaucoup ».
 
Même analyse pour le député Antoine Savignat : « faire d’une expérience une solution pour régler une crise n’est pas normal ». Pour lui il faudrait plutôt donner les moyens à la justice pour traiter ces dossiers supplémentaires que choisir un système qui « permettrait d’aller plus vite en coûtant moins cher ».
 
Deson côté, Ugo Bernalicis, a rappelé que même si « le Conseil constitutionnel a validé l’expérimentation (c’est) parce qu’elle était circonscrite à quelques départements et limitée dans le temps ».
 
Réponse de la ministre à cet argument : « l’élargissement de l’expérimentation n’est pas inconstitutionnel : nous restons dans un cadre parfaitement défini, celui que le Conseil constitutionnel a demandé de respecter ». Un amendement finalement voté (AN 2019-2020, n° 420).
 
 
Un Sénat fermement opposé
Lors de l’examen du texte par la Commission des lois du Sénat, deux amendements (Sénat, 2019-2020, n° 440, amendements n° COM-66 et n° COM-22) ont supprimé l’alinéa consacré à l’élargissement de l’expérimentation de la cour criminelle, avec comme principal argument le fait que si l’élargissement a lieu, l’expérimentation serait détournée de sa finalité. Or la décision d’une éventuelle généralisation doit pouvoir se fonder sur une évaluation rigoureuse, un recul et un diagnostic partagé.
 
Le Gouvernement a alors déposé un amendement pour rétablir ces dispositions. L’occasion pour la ministre de la Justice de tenter de rassurer en indiquant au cours des débats que :
  • le dispositif reste expérimental et un bilan sera établi au bout de trois ans ;
  • le premier bilan est prometteur ;
  • cela permettrait de faire face aux difficultés rencontrées par les cours d’assises dans le contexte de reprise d’activité lié au Covid-19 (jugement plus rapide, dans un délai raisonnable).
 
« Les cours criminelles constituent donc une réponse solide, bien que toujours expérimentale à ce stade » souligne la ministre.
 
Amendement rejeté (Sénat, n° 454, amendement n° 34). Le texte définitif voté par le Sénat ne contient donc pas de disposition portant sur l’élargissement de l’expérimentation des cours criminelles (Sénat, 2019-2020, n° 454).
 
 
Un consensus trouvé en Commission mixte paritaire
Il a fallu attendre la commission mixte paritaire du 2 juin pour qu’un accord soit trouvé. Le texte adopté dispose qu’« au premier alinéa du III de l’article 63 de la loi n° 2019‑222 du 23 mars 2019 de programmation 2018‑2022 et de réforme pour la justice, le mot : « dix » est remplacé par le mot : « dix‑huit » » (Assemblée nationale, 2019-2020, n° 478).
 
Ce sera donc, finalement, un élargissement de l’expérimentation des cours criminelles à dix-huit départements. Selon Philippe Bas, « le Gouvernement voyait dans une forte extension de cette expérimentation un expédient de gestion du stock d’affaires en retard pour les sessions d’assises. Or, compte tenu de la remise en cause de la tradition démocratique du jury populaire à la française qu’elles induisent, il est essentiel aujourd’hui que ces cours criminelles conservent un caractère expérimental et ne s’appliquent que dans un nombre restreint de ressorts juridictionnels » (Sénat, 2 juin 2020).
 
 
Le désaccord de certains professionnels
La Commission nationale consultative des droits de l’Homme, notamment avait publié le 31 mai un avis sur la « Prorogation de l’état d’urgence sanitaire et libertés », dans lequel elle recommandait « d’abandonner l’extension de l’expérimentation des cours criminelles sans bilan préalable ». L’objectif de cette expérimentation s’étant transformé en « gestion des "stocks de procédures criminelles" », affirmant, au demeurant, que ce changement pose un problème de conformité à l’article 37-1 de la Constitution.
 
Les avocats ont également fait savoir leur mécontentement. Pour Éric Dupont Moretti, « On a utilisé le Covid-19 pour supprimer la cour d'assises » (France Info, 15 mai 2020). Pour Christine Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux, « ce seront 18 départements et pas 30. C’est 18 de trop » (Twitter, 2 juin 2020).
 
Prochaines étapes : le vote de ce texte par le Sénat, le 10 juin, la promulgation de la loi et le choix des départements qui seront concernés par l’expérimentation.
 
Source : Actualités du droit